C’est par un de mes professeurs et par des amis, notamment Paul Lafon, qui était l’un des responsables du groupe algérien, que j’ai rencontré le SCI en 1952-53, alors que j’étais étudiant à Alger. J’avais lu le livre de Pierre Cérésole, j’ai été intéressé par les valeurs et les orientations de l’association et j’ai vu tout de suite le message de la réconciliation (dont l’exemple avait été le premier chantier de Verdun). J’ai pensé qu’il fallait s’inspirer de ça pour travailler ensemble. Le travail qui se faisait en Algérie intéressait particulièrement le Secrétariat international qui était en Suisse (Willy Begert) et la branche française, (dont le Secrétaire était Etienne Reclus).
Au début, les activités se situaient essentiellement à Alger et nous nous rencontrions souvent avec les membres de l’association. J’ai fait ensuite trois chantiers et je me suis trouvé assez rapidement en charge de la branche algérienne, mais nous étions tellement ensemble, avec Paul Lafon et Nelly Forget, que je ne situe plus très bien la succession de nos responsabilités. A un moment donné, j’ai représenté la branche algérienne au Comité international qui s’est tenu à Bâle (au début 1954 ?).
Mon premier chantier était en Kabylie, au village de Tiki Ouache, au-dessus de la ville de Delly. C’était un village en détresse, totalement isolé. Le chantier consistait à construire une route pour sortir le village de son isolement et à assurer son approvisionnement en eau. Il y avait déjà des volontaires français et internationaux. Je ne suis pas resté longtemps sur ce chantier.
Le deuxième était à Elkseur, près de Bougie (Bejaia). Il portait sur l’adduction d’eau. Je ne suis resté qu’environ deux semaines. Le village était plus important, moins isolé et plus ouvert sur le monde extérieur. Les gens se posaient des questions et on avait de bons échanges avec eux, mais on sentait déjà plus de tension, bien que ce soit avant le début de la guerre d’Indépendance.
Sur ces chantiers, après le travail manuel, on discutait de l’expérience de la journée, des relations avec la population et avec les autorités. On analysait tout cela et cela nous donnait des arguments pour faire mieux comprendre notre message, un message de la réconciliation et d’une certaine manière de charité. Il y avait à l’époque entre nous, les participants aux chantiers, y compris internationaux, une entente sur le fait que la situation politique marquée par la colonisation était intenable et elle était remise en question par tous. Mais si nous étions d’accord sur la nécessité de réformes, certains voulaient aller plus loin, alors que d’autres estimaient que ce n’était pas leur travail et que s’il y avait d’autres perspectives, c’était aux Algériens, d’origine autochtone ou française, d’en discuter et de trouver leur solution. Il n’y avait pas de volonté de trouver une perspective commune ; on respectait les opinions. Mais on discutait des causes de tension observées et des problèmes constatés, sur le plan agricole, économique, social.
Le troisième chantier s’est situé dans ma ville natale, à Orléansville, après le tremblement de terre de septembre 1954. J’étais à cette époque dans l’attente d’une bourse pour aller étudier à la Sorbonne. C’est peut-être le chantier qui m’a marqué le plus, car c’était ma ville natale, je voyais les problèmes, je suis resté plus longtemps. J’ai travaillé sans relâche, c’était un grand chantier avec la participation d’autres organisations, mais le SCI était le plus important. C’est là que je me suis vraiment lié d’amitié avec beaucoup de cadres du Service civil. Déjà dans les chantiers précédents, les Autorités françaises nous regardaient avec suspicion, se demandant qu’est-ce que c’était que ces étrangers. A plus forte raison en septembre 1954, alors que la tension était plus grande, même au Secrétariat du SCI à Alger.
En 1956, j’ai dû arrêter mes études à Paris, à la Sorbonne, parce qu’il y a eu une grève des étudiants algériens et je suis rentré en Algérie et j’ai commencé à travailler dans l’équipe des Centres sociaux, mais je connaissais déjà bien avant Marie-Renée (voir Nelly Forget). Presque toute l’équipe du SCI s’y est retrouvée. L’organisation ne pouvait plus fonctionner et ses locaux ont fermé. J’étais un cadre des Centres sociaux, lorsque j’ai été arrêté et emprisonné.. Avec d’autres membres de ces services, dont Nelly Forget, j’ai été l’un des accusés du procès dit des « Chrétiens progressistes », en 1957, qui a eu un grand impact et dans lequel les Algériens étaient considérés comme des comploteurs et les Français comme leurs amis ou complices[1].
A ma libération, je suis d’abord allé en France, où j’ai eu des relations suivies avec les amis du Service civil à Clichy. J’étais ensuite à Lausanne, où j’ai retrouvé également des membres du SCI. Mais je n’ai pas pu retourner en Algérie avant l’Indépendance.
Cette expérience du SCI a marqué un certain nombre de jeunes et de collègues, que j’ai retrouvés par la suite dans la lutte politique que j’ai menée et dans le cadre de mon action internationale. Dans ma vie professionnelle, j’ai très tôt essayé d’établir un dialogue entre les communautés : à l’Assemblée mondiale de la Jeunesse à propos du Congo, comme l’un des dirigeants de l’Organisation de l’Unité Africaine, à la suite de l’Indépendance, lorsque les pays africains ont été confrontés aux problèmes posés par les frontières héritées de la colonisation, enfin dans mes différentes fonctions à l’ONU.
Je cite souvent encore aujourd’hui l’importance que le SCI a eue pour moi, dans ma vision des problèmes, ma compréhension des sources de conflits et pour réparer les blessures de mémoire résultant des conflits. C’était une expérience particulièrement riche en toutes sortes de sens : la connaissance des uns et des autres, une meilleure connaissance psychologique et culturelle, des discussions sur de grands thèmes, tels que la confrontation par la guerre (on ne parlait pas encore beaucoup d’insécurité) et les idées de Gandhi. Le livre de Romain Rolland sur Gandhi était pratiquement mon livre de chevet à l’époque. Ça nous a ouvert des perspectives, car ça nous montrait que le monde n’était pas fait d’ennemis, qu’il n’y avait pas seulement des amitiés personnels, mais qu’il y a aussi des possibilités, pour des êtres humains qui ne se connaissent pas, de travailler ensemble et de discuter.
Au moment où l’on sortait de l’adolescence, l’expérience du SCI constituait une sorte de réponse, une école, une école fantastique. Les discussions m’ont beaucoup appris, par exemple avec le volontaire norvégien qui nous expliquait pourquoi il était objecteur de conscience (comme beaucoup de volontaires du SCI à l’époque). C’était aussi la première école internationale que l’on connaissait alors qu’on était encore étudiant. Avec les chantiers, on rencontrait vraiment le monde et on ne pouvait qu’en être marqué. Cela a plus ou moins déterminé ma conduite ultérieure et nous a appris à éviter les conflits, à chercher à les dépasser à apprendre à vivre ensemble.
Suivant le rapport d’Emile Tanner, le tremblement de terre avait fait plus de 1 300 morts, une ville de 44 000 habitants était presque détruite et plusieurs villages entièrement rasés. Un premier groupe de volontaires, affecté à l’un de ceux qui avaient le plus souffert, a pu surmonter les difficultés de départ pour recruter des volontaires « musulmans » (dont des volontaires féminines), pour surmonter la méfiance de la population qui craignait de devoir payer l’aide et de se voir supprimer l’aide de l’Administration et par manque de qualification des volontaires. Travaillant en collaboration avec les habitants, ils n’acquirent pas l’habileté et la rapidité des hommes du pays. Peu après le démarrage, le SCI a été chargé d’accueillir 40 volontaires de trois autres organisations, répartis dans d’autres chantiers de reconstruction et faisant un travail médical. Les volontaires ont souffert de conditions de vie extrêmement dures. Les rapports avec la population sont vite devenus très bons.
A la suite de l’insurrection de novembre 1954, l’Administration française qui (d’après les Mémoires) avait accueilli le SCI avec beaucoup de sympathie, s’est sentie obligée de faire évacuer les chantiers dans un délai très bref. Ce qui a été une déception grave, aussi bien pour les volontaires que pour les habitants, qui étaient devenus des amis. Emile Tanner conclut que l’organisation d’un chantier d’urgence exige une branche bien préparée et des « volontaires d’urgence ».
Mémoires de la branche française du SCI (op.cit).
[1] Mohamed Sahnoun a publié en 2007 un roman intitulé : « Mémoire blessée, Algérie 1957 » (Presses de la renaissance). Largement autobiographique, il raconte comment le héros, Salem, a été arrêté, torturé et accusé au procès des Chrétiens progressistes. Il évoque le SCI, son action et ses amis français dans lesquels on peut reconnaître quelques uns des personnages mentionnés dans ce recueil.